Le syndicalisme tunisien à un tournant - Partie II Enjeux

C'est dans le contexte particulier d’une Tunisie post-révolution que se déroule, du 25 au 28 décembre à Tabarka, le 22e congrès de l'UGTT (voir Partie 1).
Si la révolution n'était pas passée par là, l’enjeu principal de ce congrès aurait été la modification de l'article 10 des statuts de l’UGTT. Actuellement, cet article limite à 2 le nombre de mandats dans le bureau exécutif de la centrale syndicale, or dans le bureau actuel, la plupart des membres ont déjà effectué deux mandats, et même d’avantage pour les plus anciens. Cela aurait signifié le départ d’un grand nombre de personnes, seulement quatre auraient pu être reconduits pour un nouveau mandat. L’enjeu était donc de faire sauter la limitation, et de permettre aux membres de rester en place. Finalement, avec le vent de démocratisation qui souffle sur le pays, il aurait été plus que malvenu de supprimer cet article qui garantit l’alternance à la tête de l’organisation. La proposition de modification n’est donc plus à l’ordre du jour.
Non, aujourd’hui les défis du congrès sont centrés sur le fond et non pas sur des enjeux de personnes.

Laver son linge sale en famille
Le rapport d’activité et le bilan moral sont les points de l’ordre du jour les plus attendus par les observateurs extérieurs. Une grande partie des débats se tiendra à huis clos, sans les journalistes. Par ailleurs, l’UGTT n’a pas convié les organisations syndicales « amies » d’autres pays, comme il est pourtant d’usage, le choix de la date (entre Noël et le Nouvel an) n’est pas un hasard. Cela démontre que l’UGTT tient à laver son linge sale en famille.
Le secrétaire général de l'UGTT Abdesslem Jrad
lors d'une entrevue avec Ben Ali
Ces débats risquent, en effet, d’être tendus, particulièrement quant aux positionnements pris par les membres du bureau exécutif pendant les événements (entre le 17 décembre et le 14 janvier). En effet, durant les révoltes, plusieurs fédérations professionnelles et unions régionales se sont mobilisées pour les révoltes, contre l’avis de leur Centrale, qui a certainement sous-estimé l'ampleur de cette révolution. Un des membres de ce bureau exécutif s’est même hasardé à considérer l'immolation de Mohamed Bouazizi comme un « fait divers ». Les cadres des organisations mobilisées, dès le début des révoltes, demanderont certainement que le bureau exécutif rende des comptes par rapport à cette période.
Ce règlement de comptes est toutefois à relativiser, au regard du contexte que traverse l'organisation. En effet, celle-ci est attaquée de toutes parts (voir 1ere Partie) et il est de notoriété publique que lorsque l’UGTT, ou un de ses dirigeants sont attaqués, cela renforce la solidarité entre les différentes tendances de l’organisation. Solidarité d’autant plus nécessaire que la nouvelle majorité, notamment Ennahdha et le CPR, est peu représentée au niveau syndical et voit d’un mauvais œil ce contre-pouvoir qui leur est hostile et qu’ils ne pourront contrôler. Un contre-pouvoir qui a une implantation réelle dans la société, et qui fait défaut aux partis d’opposition.
C'est donc de cet inventaire à huis clos que dépend, en partie, l'unité à venir de l'organisation. Le bureau exécutif, loin de l’idée de vouloir repartir pour un mandat, se cherche une sortie par le haut et souhaite préserver l’unité de l’UGTT. On ne peut exclure un risque de scission, surtout que d'autres centrales syndicales ont vu le jour et cherchent à « piocher » dans ses effectifs.

Le recentrage sur le syndicalisme
Lors de ce 22ème congrès, l’UGTT se doit de sortir avec un consensus sur les orientations politiques pour les années à venir. Un consensus qui tienne compte des changements que connaît le paysage politique et social tunisien. Avec l’installation du pluralisme politique, l’UGTT ne peut plus voir son rôle comme à l’époque du Parti unique. Ce congrès doit amorcer un réel travail de recentrage sur son activité syndicale, seule garantie qui puisse lui permettre de rester au-dessus de la mêlée.

Aujourd'hui avec plus de 100 partis politiques autorisés en Tunisie, l’UGTT ne peut plus se permettre d'être un acteur parmi d'autres, elle doit être un réel contre-pouvoir. Pour cela, elle doit garder toute son objectivité par rapport à un paysage politique diversifié, surtout que les grands vainqueurs des élections à l’Assemblée constituante sont peu représentés au sein de la centrale syndicale.

Modifier la logique
Il faut que l'organisation se trouve une nouvelle logique de fonctionnement, son mode actuel commence à dater, il n'est plus adapté à la situation. Résultat : une communication contradictoire tout au long de 2011, des couacs et un flou dans le rôle des structures de l’UGTT. L’organisation doit revoir les frontières de son fédéralisme et le partage des compétences entre ses différents niveaux. Il faut aussi prendre en compte l’apparition de nouveaux concurrents sur le terrain syndical, en redessinant les fédérations professionnelles, pour rassembler les branches complémentaires et avoir des structures plus cohérentes et réactives (ex : conserver l’alimentaire et agro-alimentaire dans la même fédération que le tourisme est un non-sens). En revanche, la structuration au niveau des territoires est adaptée, tant que la constitution en cours d’écriture ne revoit pas la carte des collectivités territoriales. Il faudrait cependant revoir l’interaction entre les Union régionales et les syndicats professionnels dans le territoire.
Cette réorganisation sera aussi l’occasion pour l’UGTT pour renouveler ses pratiques en matière de communication. Le prochain bureau exécutif élu aura en charge de revoir les méthodes, quasi artisanales, de communication pour que l’UGTT puisse devenir audible tant auprès du grand public que de ses différents partenaires.

Renouveler les responsables
Deux réformes statutaires interdépendantes l'une à l'autre sont présentées à ce congrès. Le premier propose une parité, certes limitée à 30 % des exécutifs, mais qui permet aux exécutifs de l'organisation de se féminiser. La deuxième propose d’assouplir les conditions statutaires pour accéder aux responsabilités. Sans le vote de la deuxième proposition, la parité sera difficilement réalisable. Actuellement, devenir membre d’un exécutif UGTT est verrouillé par des conditions de nombre de mandats antérieur réalisés dans les différents niveaux (local, régional, fédéral) de l’organisation. Une condition qui réduit le nombre de femmes éligibles et empêche leur arrivée au niveau de la Centrale.
Mais l'expérience de la parité obligatoire des listes au niveau de la constituante et son relatif succès, et la réussite de l’expérience du syndicat marocain, ne pouvaient qu’inciter l’UGTT à tenter l’expérience.

L’UGTT, le syndicat historique, mais pas que
La centrale syndicale a accompagné tous les événements majeurs de l’histoire contemporaine tunisienne. Dans l’ensemble, l’UGTT a été un facteur de progrès social pour la Tunisie. Aujourd’hui, elle se doit de se confirmer dans ce rôle, pour ce faire elle doit limiter l’effritement du front syndical et d’éviter une surenchère revendicative alimentée par les anciens des sections syndicales du feu RCD. L’UGTT se doit de s’ouvrir à la société civile, de travailler avec d'autres. L’organisation a un devoir moral vis-à-vis du processus de démocratisation de la Tunisie, elle doit jouer un rôle de vigie, d’acteur et d’accompagnateur de ce processus. Une tâche d’autant plus difficile que beaucoup préférerait voir l’UGTT, telle qu’on la connaît, disparaître du paysage.
De ce congrès dépend pour beaucoup l’avenir de l’UGTT. De son issue dépend le processus de démocratisation de la Tunisie.

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